A chacun son métier

Rappel du premier message :

Un petit extrait de Maktub, de Paulo Coelho

"L'écrivain George Bernard Shaw remarqua chez son ami le sculpteur Jacob Epstein un gros bloc de pierre.

- Qu'allez-vous faire de ce bloc ? demanda Shaw.
- Je ne sais pas encore, je suis en train d'y réfléchir.

Shaw se montra surpris :
- Cela signifie-t-il que vous planifiez votre inspiration ? Ne savez-vous pas qu'un artiste doit être libre de changer d'avis quand il le désire ?
- C'est exact quand vous n'avez, si vous changez d'avis, qu'à déchirer une feuille de papier de 5 grammes. Quand vous avez affaire à un bloc de quatre tonnes, vous devez procéder autrement, expliqua Epstein.

Le maître dit :
Chacun de nous connaît la meilleure manière de faire son travail. Seul celui qui réalise une tâche en connaît les problèmes particuliers. "

Comme le sujet malmène pas mal Voyage au bout de la nuit, je me permets de le faire remonter, même s'il a quelques mois.


Je peux comprendre qu'au milieu de toute cette noirceur, on puisse ne plus voir que ça et oublier de lire entre les lignes mais il y a des éclairs de tendresse tapis sous l'argot dans ce livre. De l'humain derrière l'apparence morose. On est pas dans l'expression du sentiment mais dans la démonstration. Et c'est ce qui fait une partie de son talent. Il ne dit pas, mais il montre. Ah les beaux sentiments et les passions amoureuses, ils en prennent un sacré coup avec lui c'est sûr. On est dans la désillusion et c'est ce qui ressort de cette desillusion qui devient lumineux finalement.

@Hermann :

C'est plutôt l'aspect provoc', l'usage d'un parler populaire, avec argot et gros mots, la noirceur et le côté rebelle facile ("la guerre c'est mal") qui lui ont valu cette réputation d'écrivain sulfureux et novateur.

Côté rebelle facile ? Résumer l'oeuvre à ça, c'est franchement être passé à côté de beaucoup de choses. La facilité pour lui, ça aurait été de faire du classique, de l'esthétique. Assumer son style était risqué et novateur. Il n'écrit pas très bien dis-tu Hermann ? On n'aime ou pas le style d'un auteur mais dire qu'il écrit bien ou pas...

@Hermann :

Pour ce qui est de l'aspect immoral, je trouve que ce n'est pas forcément un problème, à condition que ça ait un intérêt et un sens, ce qui ne me semble pas du tout le cas ici.
Mais après tout, dans les mythes, dans les légendes, dans les contes, dans la Bible, etc., il y a des tonnes d'histoires choquantes, violentes, tragiques, etc. Mais ces histoires ont des vertus en terme de conscientisation, de libération, de guérison.

Déjà, un des intérêts est de donner à voir tout un pan de la réalité toute crue à laquelle le lecteur n'a pas accès depuis son divan, son époque, sa situation. Combien de nous aujourd'hui, ont vécu les deux pieds dans la boue, alourdi par le poids de l'armement ou du paquetage, dormant d'un oeil seulement, missionné au nom de la nation à tuer son prochain, laissant derrière lui tous les petits plaisirs qui, de notre vie facile nous ne voyons même plus : le confort d'un foyer, les flonflons de la douce routine, les jolies courbes d'une voisine admirée secrètement, la voix apaisante d'un proche ?
Alors bien sûr, y'a mille façon de parler de tout ça. Céline, lui, ne sublime rien, n'élude pas certains sentiments que beaucoup passent sous silence, il décrit son réel à travers celui qu'il lui a été donné de traverser, il nous donne sa vision du colonialisme, de la guerre, de l'amour aussi.
Il n'a pas fait le choix de l'intérêt ou de la pédagogie puisqu'il s'agit d'un roman. Il s'expose dans ce qu'il a de moins glorieux, son pessimisme, sa lâcheté. Les descriptions sont souvent très noires mais également terriblement lucide. Certes, on est loin de l'émotion rassurante comme un Benini réalisant "La vie est belle" mais est-ce qu'il faut réduire l'art à celui d'un intérêt quelquonque ?

@Yakari :

Car ce qui est triste, ce n'est pas tant qu'une personne puisse s'exprimer de façon lourde et basse, c'est plutôt qu'il y ait des gens pour l'écouter et d'autres encore pour propager ses œuvres.

Voyage au bout de la nuit est dans ma bibliothèque, en bonne place, et il y restera. Je ne vois pas en quoi "Voyage au bout de la nuit" soit plus nuisible qu'un "la vie est belle". Ce sont les deux versants d'une même réalité. Il ne faudrait pas confondre l'auteur avec l'oeuvre non plus.

@Lounaa :

Je me revandique artiste (commune certes, selon la definition notée ici) parce que pour moi etre artiste est quelque chose qui vient des tripes, peut importe le rendu et l'appréciation ou non d'un public.

Je suis d'accord avec ça.

@Sophie :

lounaaa, je ne crois pas que ce soient les artistes authentiques ou au moins sincères qui étaient visés dans les propos ci-dessus, mais une catégorie de gens encensés par la société et qui présentent des œuvres ressenties comme lourdes ou basses, donc qui vont dans le sens inverse de ce que l'on pourrait appeler "une élévation de l'âme".

Et pourtant c'est pour ma part bel et bien dans le sens de l'élévation que je suis sortie de ce voyage au bout de la nuit. Toute prise de conscience va dans le sens de l'élévation de l'âme. Et il y a matière à dans ce bouquin selon moi.

@Sophie :

Donc l'art à mon avis nécessite un minimum de conscience de ce qu'on fait, et de comment ça peut être reçu, et je parle pas d'approbation là, je parle de vibration, de ce que ça peut apporter.

Je crois que Céline a fait le choix de la lucidité. Elle est certes colorée de sa personnalité, mais je ne le crois pas plus inconscient que la plupart des grands auteurs.

@ Cyrille :

un artiste n'est pas la pour faire de la therapie de groupe ni pour fare du bien, et il n'impose pas ses oeuvres au public, contrairement a l'architecte qui sera responsable de l'impacte que cela aura sur la vie des gens,

D'accord aussi. Il n'impose rien. La liberté d'"adhésion" est totale, non ?

@Sophie :

Mais ça n'empêche que quand on porte certaines choses au regard des gens, ça peut avoir un impact sur eux, et je pense que dénier cela en tant qu'artiste c'est dénier une part de sa responsabilité et du "rayonnement" qu'on peut avoir.

Le rayonnement sera perçu différemment d'un individu à un autre. Céline t'a déplu et moi éclairée sur certains points (et je suis loin d'être la seule). La notion de responsabilité dans l'art est une fausse question. Dans VABDLN, Céline ne fait aucune propagande, n'incite personne à penser comme lui, il ne fait que proposer à lire sa vision de la réalité à un moment donné. En plus, il y a dans l'art une notion d'exutoire. Faire de son art un espace épuré de toute violence, de toute noirceur ou "basse vibration", reviendrait à nier un pan entier de l'existant.

@Sophie :

Si tu faisais une oeuvre qui explique en long en large et en travers que l'on devrait violer les bébés eu berceau, ben je suis désolée mais tu pourrais me dire ce que tu veux sur la liberté de l'artiste et le fait qu'on a le droit de ne pas s'intéresser à "l'oeuvre" en question, mais pour moi ça véhicule un truc dégueulasse.

On est ici dans une démarche d'incitation au crime. Et il s'agit bien entendu de protéger la société avant tout. Heureusement, des lois existent pour protéger la société des malades mentaux, artistes ou pas artistes, la question de l'art ici est complètement secondaire.

A mon sens, certains artistes cherchent vraiment à véhiculer des choses : idées, vision du monde etc..

Il faudrait discerner ce qui est relatif à l'art et ce qui est de l'ordre de l'engagement. Pour moi l'amalgame n'est pas à faire. Il y a l'artiste d'un côté et l'"engagé" de l'autre...

Désolée pour le retour sur ce vieux sujet mais j'avais besoin de partager ma vision.